CHAPITRE IX

 

 

La saison des fruits dura cent jours. Le cent unième, une pluie fine et chaude vint laver le sable de la crique, surprenant Freïa lors de son exposition quotidienne au soleil. La veille au soir, le Fou l’avait prévenue qu’il pleuvrait mais elle n’avait pas écouté : qui aurait pu croire à un changement aussi brutal ? Elle n’avait pas compté les jours, bien sûr, pas plus que Giselher. Tous deux se contentaient de vivre de ce qu’ils possédaient pour l’instant. Mais la saison des pluies avait commencé et elle durerait cent jours pendant lesquels l’eau venue du ciel serait de plus en plus abondante, de plus en plus froide. Le cent unième, il neigerait. Ainsi se succédaient les saisons, figées, immuables.

Le Fou, lui, comptait. Il avait tranché un petit arbre à sa base, l’avait débarrassé de ses branches et de son écorce pour ne garder que le bois nu du tronc, dans lequel il inscrivait, encoche après encoche, la mémoire du temps qui passait.

C’était à lui que revenait ce rôle, s’assurer avant les pluies que le toit de la chaumière ne recelait pas de fuites, s’assurer avant les neiges que le Héros avait tué suffisamment d’animaux à fourrures pour les protéger tous les trois. La plus grande partie de la saison des pluies correspondrait pour lui au tannage de ces peaux  – travail ingrat dont, il le savait, nul n’accepterait de le soulager. Il n’était pas déshonorant pour un Héros de porter une fourrure mais il ne pouvait tout de même pas s’abaisser à préparer celle-ci. C’était la raison d’être du Fou, l’une de ses raisons d’être...

 

Tous les jours, depuis qu’il en avait découvert accidentellement le secret, le Fou allait nager. Il sortait encore de la chaumière au petit matin et affrontait stoïquement les attaques naturelles en marchant jusqu’à la mer. La plage ne lui faisait plus peur. Même depuis le début des pluies qui avaient rendu le sable plus lourd, plus douloureux, celui-ci ne lui apparaissait plus que comme un pantin sans âme, animé de mouvements désorganisés. Il pouvait être dangereux, par accident, pas par intention, retrouvant ainsi sa place dans la somme du hasard.

La mer gardait son statut d’être vivant. Comment aurait-il pu en être autrement, alors que chaque vague, chaque petit bouillonnement d’écume semblait tracer des figures étranges, sans cesse renouvelées, s’abattant en des endroits bien précis ? Parfois le Fou se prenait à observer les dessins qui se créaient autour de son corps, ou au contraire à l’horizon, quand les vagues se mêlaient aux nuages. Il y voyait des scènes fantastiques, d’amour ou de combat, parfois d’amour et de combat. Il oubliait qui il était et nageait sans peur vers la haute mer, tâtant périodiquement le fond, sentant un frisson d’excitation l’envahir lorsqu’il perdait pied. La mer apprenait à le connaître, devenait son amie, son amante. Et même durant ses grandes colères, si elle semblait vouloir lui briser les os un à un, ou l’engloutir à tout jamais, elle ne le repoussait pas. La mer ne le méprisait pas. Pour elle, il n’y avait ni Héros, ni Fou ; lorsqu’elle se déchaînait, il n’y avait plus que des héros et des fous  – des joyaux à double facette.

Le Fou nageait généralement jusqu’à ce qu’il approche de la limite extrême de ses forces, jusqu’à ce que la chaumière ne soit plus en vue. Secrètement il espérait qu’en allant assez loin, au large, il pourrait apercevoir une autre crique, d’autres gens, et les approcher par la mer puisque cela était impossible par la forêt. Parfois il se prenait à rêver qu’il réunissait suffisamment de Fous, comme lui, pour construire un bateau et naviguer de crique en crique, tout autour de Fuinör, briser le système instauré par les fées, ou les Dieux, et vivre tous ensemble, sans titre, sans préséance. Mais il n’y croyait pas vraiment. Et puis il n’avait encore jamais rien vu le long du rivage qui pût indiquer la présence d’une autre famille. Il n’y avait que la mer et la forêt, la grande forêt ; ou bien elles étaient là et il ne les voyait pas. Il était enclin à ne plus faire qu’une confiance limitée à ses sens.

Quand il ne se sentait plus le courage d’avancer, il se retournait sur le dos et se laissait ballotter au gré des vagues ; au début, le soleil l’avait brûlé cruellement, filtré par la mince pellicule d’eau qui s’attachait à son corps, mais la saison des pluies avait ralenti les ardeurs de l’astre du jour. Il apparaissait plus tard à l’horizon et, au matin, avait peine à percer l’épaisse couche de nuages qui crevaient pour libérer leur caresse tiède et saccadée.

En général le Fou tombait dans une demi-léthargie qui ne cessait que lorsque les vagues le déposaient délicatement sur le rivage et le léchaient une dernière fois, à la manière d’un chien fidèle, avant de retourner se perdre au large. Ensuite, il restait longuement étendu sur la plage, même lorsque la pluie tombait si fort qu’elle lui faisait mal, rêvant de Freïa, de son corps, de ses yeux et de son rire lorsqu’elle aimait.

Mais de temps en temps le rêve prenait un jour différent. La femme qu’il voyait était toujours Freïa, bien sûr, puisque c’était ainsi qu’il la nommait, mais ses cheveux devenaient noirs, son visage adoptait les traits d’un autre visage et des flammes s’échappaient de ses mains, en arabesques, pour venir brûler le toit de la chaumière, consumer jusqu’à la plus petite parcelle du fragile édifice. C’était la sorcière, elle seule, la menace et l’espoir...

 

C’était toujours elle qui l’appelait. Sa voix résonnait dans sa tête et il courait la rejoindre dans la forêt. Ses visites n’étaient pas régulières mais il s’écoulait rarement plus de trois jours sans qu’elle vînt. Curieusement, elle ne se montrait jamais lorsqu’il désirait être seul et apparaissait comme par miracle dès qu’il avait envie de parler, de se confier. Il n’avait jamais mentionné son existence à Freïa et Giselher. Elle-même ne lui avait pas ordonné de se taire mais ne leur était jamais apparue.

— Pour eux, dit-elle un jour ; rencontrer quelqu’un d’autre est une telle impossibilité que s’ils me voyaient, ils croiraient avoir rêvé. Et s’ils avaient la preuve du contraire, ils deviendraient fous ou me prendraient pour une fée, venue les éprouver...

— Et moi ?

— Toi, tu as de l’imagination, assez pour admettre que ta vie puisse changer. C’est plus qu’ils n’en auront jamais...

— Quand ? demanda le Fou.

La sorcière n’eut pas besoin de lire dans ses pensées pour savoir de quoi il parlait. Elle se serra contre lui et l’embrassa longuement. La nuit venait de tomber. Ils étaient allongés au pied d’un grand frêne dont la silhouette noire leur construisait une caverne dans l’obscurité.

— Tu es pressé, hein ? dit-elle, moqueuse. Si je ne savais pas très exactement ce qu’il y a dans ta tête, je pourrais me vexer de te voir désirer une autre femme alors que je suis dans tes bas...

Elle eut un petit rire qui se voulait léger, amusé, mais qui sonnait un peu faux, puis redevint sérieuse. Sa bouche murmurait à l’oreille du Fou tandis qu’elle lui caressait la poitrine sous sa chemise :

— Patience... Je sais très exactement quel est le jour où tu réaliseras ton vœu, mais je ne puis encore te le dire. Attends la venue des neiges, laisse-leur le temps de tout recouvrir, de durcir. Quand tu auras l’impression que plus rien ne pourra les chasser, pas même le nouveau soleil, alors je te révélerai tout. En attendant aime-moi !

Le Fou se força à sourire. La sorcière était la seule personne qui le considérât comme un être humain à part entière. Avec elle, il pouvait parler des livres qu’il lisait, des légendes, avec elle il pouvait regarder les étoiles. Les moments qu’ils passaient ensemble lui apportaient une grande satisfaction intellectuelle, mais ne l’apaisaient physiquement que de façon médiocre. Sans doute, ensuite, son corps faisait-il moins violemment connaître ses exigences mais sa soif n’était pas étanchée. C’était toujours aux lèvres de Freïa qu’il voulait boire, pas à celles d’une statue de marbre animée.

Pourtant, docile, il repoussa l’éternel voile dont elle se couvrait et embrassa sa peau gelée.

— Parfois, moi aussi j’ai l’impression que tu es une fée, dit-il. Et que tu joues avec moi...

Elle éclata à nouveau de ce rire sans joie qu’il connaissait bien.

— Je joue avec toi, c’est vrai, dit-elle. Mais je ne suis pas une fée.

Dans le ciel noir les nuages s’assemblaient, comme pour une grande fête familiale. Les étoiles étaient presque invisibles.

— Il y aura un orage, demain, dit la sorcière. Ce sera le dernier de la saison...

 

Le premier coup de tonnerre retentit alors que le Fou se laissait lentement ramener par les vagues. Le ciel, couvert de nuages, fut un instant déchiré par un éclair bleu, puis la pluie commença à tomber, en grosses gouttes serrées. Déjà l’eau n’était plus si chaude. Encore quelques jours et elle serait glacée. Un deuxième éclair apparut, suivi presque aussitôt d’une nouvelle détonation. L’orage était proche, tout proche.

Le Fou nagea rapidement jusqu’au rivage. Il savait que Freïa avait peur du tonnerre. Seule dans la chaumière, le Héros étant parti à la chasse, elle devait être terrorisée.

Lorsqu’il y arriva, trempé jusqu’aux os, il ne la vit pas tout de suite. Dans la chambre, il retourna en vain les deux couches, dans l’espoir de l’y découvrir.

Ce ne fut que quand, découragé, il repassa dans la cuisine qu’il l’aperçut, accroupie sous la table, s’accrochant désespérément à l’un des pieds massifs. Les larmes roulaient sans interruption sur ses joues mais elle ne faisait rien pour les essuyer. Peut-être ne se rendait-elle pas compte qu’elle pleurait.

Toute la chaumière fut illuminée par la lumière bleue d’un nouvel éclair. Freïa poussa un gémissement désespéré. Son corps mince était animé de tremblements irréguliers qui faisaient ressortir des milliers de petites boursouflures sur sa peau. Ainsi vaincue, totalement sans défense, elle était plus belle, plus désirable que jamais. Elle n’avait pas semblé s’apercevoir de la présence du Fou et lui, parce qu’il l’aimait, aurait pu rester ainsi à la contempler pendant des heures, jusqu’à ce que cesse l’orage. Mais, parce qu’il l’aimait, il oublia le sentiment qu’elle avait pour lui et délaissa son plaisir égoïste pour tenter de lui apporter un peu de réconfort.

— Freïa, murmura-t-il en s’approchant. Ne pleure pas, Freïa...

Réagissant sans doute plus au son de sa voix qu’aux paroles prononcées, elle leva sur lui un regard embué, qu’il crut suppliant. Il s’accroupit à son tour, près d’elle.

— Ne t’en fais pas, dit-il, lui pressant doucement l’épaule. Ça va s’arrêter. Et puis il n’y a pas de danger ! Tu...

— Laisse-moi, Fou ! cria-t-elle d’un ton suraigu, écartant sa main comme s’il s’était agi d’un insecte venimeux, prêt à la piquer.

Le contact imprévu l’avait sortie de son apathie : elle fut debout d’un bond, bousculant le Fou, et se précipita hors de la chaumière en appelant Giselher.

— Freïa ! Attends ! cria le Fou.

Il voulut lui hurler qu’à l’extérieur les éclairs semblaient toujours devoir frapper à l’endroit où l’on se trouvait, que leur lumière brûlait les yeux et que le tonnerre battait un prélude à la fin du monde. Il voulut lui hurler qu’à l’extérieur elle allait devenir folle mais n’en eut pas le temps : elle avait déjà disparu dans l’obscurité de l’orage, qui avait éclipsé le soleil.

Sans hésiter, il se jeta à sa poursuite. Qu’elle le veuille ou non, elle devrait rentrer dans la chaumière !

La pluie le frappa de plein fouet, en un millier de projectiles acérés qui voulurent le jeter à terre. Mais il les ignora. Tournant la tête en tous sens, il finit par apercevoir la tunique blanche de Freïa. La Femme courait vers la forêt.

— Giselher ! cria-t-elle. Giselher, j’ai peur !

Comme pour saluer son arrivée, la foudre tomba en plein milieu de la forêt ; de hautes flammes s’élevèrent pendant quelques secondes, avant d’être noyées par la pluie. Courant le plus vite qu’il le put, luttant contre le vent, le Fou n’était plus qu’à quelques mètres de Freïa lorsque surgit le dernier éclair. Etrangement, il ne vint pas du ciel, semblant au contraire prendre naissance à une dizaine de mètres de hauteur puis lacérer l’air humide dans une courbe étrange pour venir frapper la base de l’arbre le plus proche de la Femme. Cela, le Fou ne s’en étonna que bien plus tard, en repensant à l’événement, de même qu’il ne réalisa pas tout de suite qu’à la place du bleu habituel, cet éclair-là avait adopté une couleur proche du pourpre. Et encore se demanda-t-il souvent si son imagination ne lui avait pas fait inventer ces particularités.

Mais quoi qu’il en fût, sur le moment il ne vit que le danger, comprit que l’arbre touché allait s’abattre bien avant d’entendre les premiers craquements. Freïa, elle, avait poussé un grand cri lorsque l’éclair avait jailli puis s’était figée, regardant sans le voir le grand arbre qui commençait à tomber.

Dans un dernier effort, le Fou bondit jusqu’à elle et la saisit aux épaules pour la tirer en arrière. Ils perdirent l’équilibre et s’abattirent ensemble sur le sable détrempé.

— Il faut... commença le Fou, trop tard.

Emportant avec lui plusieurs de ses congénères, moins robustes, l’arbre acheva sa chute dans un vacarme infernal. Il avait été tranché à la base. Freïa hurla de douleur quand sa jambe se trouva prise sous le tronc massif. Puis, miséricorde de Dieux, elle perdit connaissance.

Le Fou se maudit de ne pas être arrivé tout à fait à temps, songeant que si Freïa mourait, ou bien perdait l’usage de sa jambe, il ne se le pardonnerait jamais. Il tenta un instant de soulever l’arbre qui paralysait la Femme mais, n’y parvenant pas, choisit de la dégager en creusant le sable autour de la jambe captive. Lorsqu’il put enfin l’observer de plus près, il s’aperçut que le membre était brisé, juste au-dessous du genou. La fracture, ouverte, provoquait une hémorragie importante.

Réunissant toutes ses forces, le Fou souleva Freïa dans ses bras et reprit le chemin de la chaumière. Il marchait lentement, n’osant presser le pas de peur de lâcher son trop fragile fardeau.

Trempée de pluie, devenue presque transparente, la tunique blanche de la Femme adhérait étroitement à sa peau. Cette fois il se battait réellement pour elle et jamais encore il ne l’avait autant désirée.

Epuisé, il parvint à la chaumière et allongea Freïa sur son lit, prenant garde à ne pas brusquer la jambe blessée. Puis, refusant de s’accorder une seconde de repos, il ressortit pour aller ramasser des morceaux de bois, de tailles diverses. Avec quatre d’entre eux, longs et minces, il confectionna une attelle de fortune qui maintiendrait provisoirement le membre en place, pour peu que la Femme ne tente pas de se lever. Avec les autres il alluma un feu dans la cheminée, pestant longtemps contre l’humidité du bois avant de réussir à le faire prendre.

Lorsque les flammes s’élevèrent enfin, le Fou alla s’asseoir sur le bord du lit. Tendant les mains vers le cheminée, dans un geste instinctif pour rechercher la chaleur, il tenta de se persuader qu’il ne toucherait pas Freïa, qu’il ne la regarderait même pas.

Mais la tentation était trop forte ; bientôt son regard glissa sur les jambes que le soleil intense avait presque rendues bleues. Sa main caressa un instant le genou valide puis, osant à peine effleurer la peau, remonta jusqu’en haut de la cuisse, où elle s’immobilisa, incertaine. Le Fou retenait son souffle. Un vieux réflexe conditionné lui murmurait que ce qu’il était en train de faire était mauvais, contraire à la loi, mais ce n’était pas cela qui le retenait ; c’était la pensée que Freïa pouvait reprendre connaissance et le voir...

Il n’eut pas le temps de plus s’interroger : une poigne de fer le mit debout de force et, avant même qu’il n’ait réalisé qu’il s’agissait de Giselher, celui-ci lui administra une gifle qui l’envoya rouler jusque dans la cuisine. Il vit venir le deuxième coup, une attaque du pied qui visait son ventre, mais ne put rien faire pour l’éviter. Le souffle coupé, il se renversa en arrière, tandis que les coups continuaient de pleuvoir sur lui. Au bout d’un moment, il ne sentit plus rien.

 

Sa convalescence fut plus rapide que celle de Freïa : il n’avait récolté dans l’aventure que quelques contusions et une côte fêlée qui se remit facilement. Mais il dut se soigner lui-même. Giselher refusa de seulement l’aider à nouer un bandage autour de son torse. C’était là, disait-il, le châtiment qu’il devait subir pour avoir osé toucher une Femme. S’il recommençait, il mourrait.

— Je t’étranglerai de mes propres mains, Fou ! assura le Héros.

Freïa, elle, fut prise de fièvre et de délire pendant six jours avant de revenir à la vie. Grâce aux plantes appliquées sur sa jambe, celle-ci ne risquait pas de s’infecter, mais il se passerait tout de même de longues journées avant qu’elle puisse marcher normalement, plusieurs saisons sans doute...

Dès qu’elle fut en état de comprendre ce qui lui était arrivé, Giselher se fit un plaisir de lui apprendre quel sacrilège avait commis le Fou. Celui-ci reçut une nouvelle fois sa part d’insultes et de menaces. De toute évidence, le fait qu’il eût sauvé la vie de Freïa n’entrait nullement en ligne de compte, mais il n’en fit même pas la remarque : une autre attitude l’eût étonné. Il se soigna donc en silence, gardant comme un trésor au fond de son esprit, ce moment où sa main s’était trouvée entre les jambes de Freïa, et le revivant à volonté chaque fois qu’il fermait les yeux. Ce seul souvenir suffisait parfois à le combler de bonheur ; pendant quelques fractions de secondes...

Bien avant d’être complètement guéri, il commença à tanner les fourrures que Giselher lui apportait, encore gluantes du sang de l’animal auquel elles avaient appartenu. Lorsque ne subsista plus la moindre douleur dans sa poitrine, la saison des neiges avait commencé.

 

La neige recouvrait toute la crique. Elle était tombée sans interruption durant les dix premiers jours de la saison et s’était accumulée, avait durci en une couche de plusieurs centimètres qui faisait dangereusement ployer les feuilles entrelacées constituant le toit de la chaumière. La grande forêt elle-même ne montrait plus que quelques rares taches violettes, au sein de l’uniforme étendue blanche. Seule la mer conservait ses droits, avec les quelques mètres de plage qu’elle recouvrait à la marée montante.

Dès qu’il fut guéri, le Fou recommença à aller nager. Pour lui, la neige était plutôt une bénédiction car elle maintenait en place le sable qui semblait vouloir l’attaquer lors des saisons chaudes. Entrer dans l’eau n’était pas non plus un grand problème : par rapport à l’air ambiant elle paraissait chaude. Ce qui limitait la durée de ces baignades hivernales était la simple impossibilité de se reposer. Si d’aventure il tentait de faire la planche, l’eau qui recouvrait superficiellement la partie émergée de son corps ne tardait pas à se cristalliser et le froid lui mordait cruellement la peau.

Pour les mêmes raisons il ne s’attardait plus sur la plage, après être sorti de l’eau, mais se ruait au contraire dans la chaumière pour enfiler ses habits de fourrures et se réchauffer au coin de la cheminée.

Pourtant il continuait à sortir, ce qui n’était pas le cas de Freïa, dont la jambe n’était pas encore ressoudée, ni même de Giselher. Tous les cinq ou six jours, le Héros condescendait à s’enfoncer dans la forêt pour en ramener la dépouille d’un gros animal qu’ils faisaient durer le plus longtemps possible. Entre-temps, il restait auprès de Freïa. Tous deux se faisaient servir leurs repas au lit, par le Fou, et n’occupaient plus leurs journées qu’à manger et à faire l’amour.

Lorsque le Fou s’enhardit à signaler à Giselher qu’il négligeait son entraînement, il s’entendit répondre qu’un Héros n’avait pas besoin de tels conseils. Et puis l’entraînement reprendrait dès la fonte des neiges, quand viendrait la saison des fleurs.

 

Eh bien, homme-sans-nom, m’aurais-tu oubliée ?

Lorsque la voix retentit dans sa tête, le Fou ressentit un étrange mélange de frustration et d’angoisse. Il n’avait certes pas oublié la sorcière, mais n’avait pas été loin de penser que l’inverse était vrai. Elle ne s’était pas manifestée une seule fois depuis la correction que lui avait infligée Giselher. Il n’avait jamais réussi à savoir s’il le regrettait ou non.

Allons, reprit-elle. Viens ! Je t’attends...

La nuit était tombée, comme chaque fois qu’ils s’étaient rencontrés. Freïa et Giselher dormaient. Le Fou rejeta ses couvertures et passa une tunique de fourrure, des bottes épaisses et le plus gros des manteaux qu’il avait cousus. Malgré le capuchon, rabattu devant ses yeux, il grelotta en sortant de la chaumière. Quelques flocons voletaient çà et là, emportés par le vent. Leur petit nombre ne les empêchait pas de se loger aux endroits les plus désagréables  – dans le cou, à l’intérieur des bottes.

Le Fou se courba en deux pour offrir moins de prise au vent et marcha jusqu’à la forêt. Le sous-bois était plus sombre que la crique, mais il y faisait moins froid. Les flocons qui tombaient ne pouvaient traverser la couche de neige, déjà épaisse, qui couvrait les arbres.

La sorcière l’attendait à l’endroit où ils avaient l’habitude de se retrouver. En dépit de la température, elle n’était toujours vêtue que de ce voile translucide qui semblait être sa seule parure.

— Comment fais-tu ? demanda-t-il, désignant ses pieds nus. Tu n’as pas froid ?

— C’est de la magie, dit-elle. Ça peut marcher sur toi aussi...

Elle s’approcha de lui et, en quelques gestes rapides, fit choir ses vêtements au sol. Il fut bientôt aussi nu qu’elle et, au lieu de la terrible douleur qu’il aurait dû ressentir, seul un léger frisson le parcourut. Il attira la sorcière contre lui et l’embrassa violemment. Dans la neige, sa froideur se remarquait moins. Cette fois, peut-être n’aurait-il même pas besoin de fermer les yeux pour l’aimer...

— Le jour est proche, souffla-t-elle à son oreille.

— Parle !

— Pas tout de suite, minauda la sorcière.

Elle se laissa tomber au sol et l’entraîna à sa suite. Le contact de la neige sur son corps, sans atteindre son intensité normale, était tout de même douloureux à la longue.

— J’ai un peu froid, se plaignit-il.

— Moi aussi, dit la sorcière. C’est agréable, non ?

La question n’appelait pas de réponse car elle lui ferma aussitôt la bouche d’un baiser. Ils firent l’amour lentement, dans la neige, et le Fou oublia sa douleur. Pour la première fois, il n’avait pas l’impression de seulement tenir dans ses bras un réceptacle accueillant pour ses désirs inassouvis. Cette nuit-là, la sorcière lui apparut presque comme une femme...

 

Au pied du grand frêne, la neige avait un peu fondu, se mêlant aux gouttes brillantes de leur sueur.

— C’est la dernière fois, dit la sorcière. Dans quelques jours, je tiendrai ma promesse. Freïa sera à toi.

— Je ne comprends toujours pas comment...

— Le soleil va devenir violet. Souviens-toi de la loi : de la transformation jusqu’au crépuscule, tu deviendras le chef de la famille. La Femme devra se soumettre à tes désirs.

Le Fou secoua la tête.

— J’ai déjà pensé à cela, dit-il. Mais je ne pourrai pas le faire. Si je... si je force Freïa à m’aimer, Giselher fera de moi un mort en sursis, dès le coucher du soleil. Je ne pense pas qu’il ait le droit de me tuer mais il n’aura pas besoin de ça pour me briser...

La sorcière sourit, lui piqua un rapide baiser au coin des lèvres.

— Tu es naïf, dit-elle. Giselher n’en saura rien, parce que moi, je ferai en sorte qu’il soit occupé ailleurs. Tu comprends ? Dès que le soleil violet aura surgi du miroir, je créerai l’illusion des cavaliers dorés. Tant qu’il s’acharnera à combattre des ombres, il ne se préoccupera pas de ce qui se passera dans la chaumière...

— Freïa le lui dira, après...

— Mais non ! Quand tu seras le chef, il te suffira de lui ordonner le silence. Elle respectera cet ordre, même après le coucher du soleil. Elle est trop fidèle à la loi pour qu’il puisse en être autrement. Tu vois ? Il n’y a aucun obstacle.

Le Fou acquiesça lentement. Ce qu’il avait voulu plus que tout pendant si longtemps semblait enfin à portée de sa main, et pourtant il n’arrivait pas à s’en réjouir tout à fait. Peut-être était-ce le fait de devoir forcer Freïa, ou bien était-ce autre chose... Il chassa d’un revers de main les flocons de neige qui s’étaient égarés sur les seins de la sorcière.

— Tu reviendras ici ? demanda-t-il doucement.

— Non !

— Alors je ne te reverrai plus ?

La sorcière hésita avant de répondre.

— Qui sait ? dit-elle enfin. Tout est possible...

Puis elle disparut. Tout comme la première fois, elle laissa son voile comme unique souvenir ; mais il savait qu’elle ne reviendrait plus le chercher, car avec elle s’était enfuie sa magie. Nu dans la neige, au-delà de la douleur, le Fou sentit son corps s’engourdir, s’endormir peu à peu. Il fut tenté de se laisser glisser vers la mort : il ne faudrait pas bien longtemps.

Mais Freïa ? Sa seule image suffit à lui redonner envie de vivre. S’il laissait passer sa chance, par lâcheté, il méritait d’être un Fou. Il se rhabilla vivement et courut se réfugier dans la chaumière, sous ses couvertures. Là, il leva les yeux vers le morceau de bois qui lui servait de calendrier. C’était le troisième qu’il accrochait au mur, celui de la saison des neiges.

Il portait quatre-vingt-quinze encoches.